Histoire de la police scientifique en Europe. Nicolas Quinche

Histoire de la police scientifique en Europe. Nicolas Quinche

Reiss - article sur son manuel de police scientifique de 1911

Quinche, Nicolas, "Les victimes, les mobiles et le modus operandi du criminaliste suisse R.-A. Reiss. Enquête sur les stratégies discursives d’un expert du crime (1906-1922)", in "Revue suisse d'Histoire", décembre 2008, pp. 426-444.

 

« En principe, manuels, guides et annuaires sont des livres sans opinion et sans biais, contenant tout juste de l’information neutre. En réalité, leur idéologie est implicite. On la rencontre en grattant la surface . » S’il est banal de constater que les régimes totalitaires ont souvent tenté de former leur jeunesse à coup de manuels d’histoire ou de géographie fortement orientés sur le plan idéologique, on s’attend peut-être moins à trouver sous la plume de ceux qui sont chargés d’œuvrer contre la criminalité des biais idéologiques, d’une nature certes différente, mais qui font dériver çà et là le discours scientifique du chemin du savoir vers celui de la polémique, de l’attaque stratégique, voire du règlement de comptes. La naissance d’une discipline n’est pas sans susciter entre les principaux acteurs de nombreuses passes d’armes relatives à des questions de priorités scientifiques ou aux orientations à donner au champ du savoir en train de prendre forme .

 

Le cas de l’émergence et de l’institutionnalisation de la police scientifique et technique au tournant des XIXe et XXe siècles en Europe va nous fournir un objet d’études grâce auquel nous pourrons examiner dans quelle mesure cette nouvelle discipline a donné lieu à des discours polémiques très tranchés même au sein de certains genres d’écrits que l’on associe parfois un peu vite à l’impartialité. Notre étude de cas se centre sur le manuel publié à Lausanne et à Paris en 1911 par le criminaliste suisse Rodolphe-Archibald Reiss et qui s’intitule Manuel de police scientifique (technique) : vols et homicides. A partir de ce document, nous tenterons de répondre à la question suivante : un manuel d’enseignement peut-il se transformer en une arme ? Et dans le cas d’une réponse affirmative il s’agit de déterminer la ou les cibles visées ainsi que les raisons qui motivent une telle posture.

 

Nous chercherons essentiellement à démontrer que, sous couvert d’exposer objectivement des connaissances scientifiques et un état du savoir, l’auteur de ce manuel tente de redéfinir son statut dans un champ disciplinaire tout en délégitimant certains acteurs dont les orientations ne cadrent pas avec les siennes. Nous tenterons de mettre à jour cette visée stratégique qui se déploie par touches sporadiques au sein du discours didactique. Notre hypothèse de travail consiste à vérifier dans quelle mesure ce manuel de criminalistique n’expose pas seulement du savoir, mais construit également le statut de son auteur en affaiblissant certains concurrents et leurs théories. Il s’agit pour nous de démontrer que la visée de ce texte n’est pas uniquement d’ordre transmissif, mais aussi agonistique. Cette dimension agonistique de la science se retrouve aussi dans les dictionnaires, ouvrages que l’on considère encore trop souvent comme répondant au seul critère d’objectivité :

 

« Ainsi les dictionnaires – de la sociologie, de l’ethnologie, de la philosophie, etc. - , sont souvent des coups de force dans la mesure où ils permettent de légiférer en faisant mine de décrire ; instruments de construction de la réalité qu’ils feignent d’enregistrer, ils peuvent faire exister des auteurs ou des concepts qui n’existent pas, passer sous silence des concepts ou des auteurs qui existent, etc. On oublie souvent qu’une part très importante des sources des historiens est le produit d’un tel travail de construction . »

 

De même que les congrès d’anthropologie criminelle constituaient des lieux où les savants venaient échanger des connaissances tout en se livrant à des jeux de pouvoir que des polémiques et des conflits rendaient manifestes, de même nous pensons que l’analyse d’un manuel nous permettra de mettre à jour les modalités et les enjeux du discours polémique au sein de la recherche scientifique.

 

La notion bourdieusienne de « champ » nous semble particulièrement adéquate pour analyser les enjeux liés à la polémique qui met aux prises certains acteurs de la criminalistique au début du XXe siècle en ce sens qu’elle nous invite à juste titre à nous départir de l’idée erronée qui voudrait que la recherche scientifique soit un espace communautaire où l’échange désintéressé de savoirs, de techniques et de connaissances nouvelles serait la norme dominante entre les savants. De nombreux travaux de sociologie des sciences ont brossé un tableau idyllique du monde scientifique au centre duquel figurait la notion de « communauté scientifique », au risque de camoufler les tensions, les conflits plus ou moins ouverts et les querelles de priorité qui parcourent de part en part le champ scientifique. P. Bourdieu a résumé les simplifications d’une telle présentation :

 

« La vision communautariste laisse échapper le fondement même du fonctionnement du monde scientifique comme univers de concurrence pour le « monopole de la manipulation légitime » des biens scientifiques, c’est-à-dire, plus précisément, de la bonne méthode, des bons résultats, de la bonne définition des fins, des objets, des méthodes de la science . » Nous ne perdrons pas de vue dans le cours de notre analyse que « la rédaction d’un manuel peut aussi être l’occasion de soulever des questions de fond quant à l’identité d’une discipline à travers les orientations que l’on veut donner à la formation des étudiants . »

 

Pour recontextualiser davantage les enjeux constitutifs de cette polémique et pour en analyser les multiples facettes, nous ajouterons à l’étude du manuel de R.-A. Reiss les documents suivants : des articles antérieurs de R.-A. Reiss ainsi que de son principal opposant l’Italien Salvatore Ottolenghi, la leçon inaugurale professée à l’Université de Lausanne par le criminaliste suisse (1906), ainsi que les nombreux articles de vulgarisation que celui-ci a publiés en 1922 dans la presse serbe . On suivra donc ainsi l’évolution ou la continuité de ce discours polémique et des arguments avancés de part et d’autre sur une vingtaine d’années et au travers de multiples canaux discursifs. Enfin, cette contribution essaie de combler certaines lacunes historiographiques, à savoir celles qui concernent les positions théoriques de ce criminaliste suisse au sein des débats qui agitaient le champ des criminologues au début du XXe siècle : « Est-il [Reiss] contesté par d’autres experts du crime ? On ignore tout des idées de Reiss sur la causalité du crime alors fortement débattue : est-il lombrosien (criminel-né) ? Suit-il Lacassagne (milieu) ? »

 

La stratégie de la leçon inaugurale de Rodolphe-Archibald Reiss (1906)

 

Le rituel académique de la leçon inaugurale offre une porte d’entrée particulièrement propice à qui désire appréhender les enjeux identitaires et stratégiques qui font partie intégrante des champs disciplinaires. La mise sur pied d’une chaire de photographie scientifique à l’Université de Lausanne donne à R.-A. Reiss l’occasion de prononcer en 1906 une leçon inaugurale dont l’examen révèle certaines omissions significatives et certaines insistances non moins révélatrices des orientations et des frontières que l’auteur entend donner à sa discipline.

 

La stratégie déployée par R.-A. Reiss dans ce discours consiste avant tout à reléguer la part de l’école italienne d’anthropologie criminelle dans le processus de création de la police scientifique. A cette fin, R.-A. Reiss use de deux procédés : l’omission de certains grands noms et l’attaque frontale de l’anthropologie criminelle dont il conteste la solidité et l’utilité pratique pour les praticiens.

 

Lorsqu’il se lance dans l’énumération de ceux qu’il considère comme les pères fondateurs de la police scientifique, Reiss ne cite aucun membre de l’école italienne, omission lourde de sens et génératrice d’une polémique acharnée. Au titre de fondateurs, il évoque deux Français (A. Lacassagne et A. Bertillon), deux Roumains (les frères Minovici), deux Anglais (F. Galton et E. Henry) et un Autrichien (H. Gross). Dans ce palmarès, la contribution des Italiens est gommée ; la seule exception étant la mention de son ami et collègue Alfredo Niceforo dont Reiss reprend tout en la complétant la définition qu’il donne de la police scientifique. Aucune mention donc de C. Lombroso ni de S. Ottolenghi. Si Reiss néglige sciemment d’évoquer les pontes italiens, en revanche il ne cesse d’émailler son discours de références élogieuses aux travaux de son maître Alphonse Bertillon auprès duquel il a complété ses connaissances en matière de photographie signalétique et de « portrait parlé ». En présentant le fonctionnement et les résultats de l’anthropométrie signalétique ainsi que la technique du portrait parlé également mise au point par A. Bertillon, Reiss contribue non seulement à accroître le prestige déjà considérable à l’époque de son maître, mais aussi le sien puisqu’il s’inscrit directement dans la voie ouverte par A. Bertillon en ce sens qu’il s’apprête à utiliser et à développer dans son enseignement lausannois le potentiel de la photographie que le savant français n’a cessé de perfectionner dans sa lutte contre le crime et les récidivistes. En valorisant l’apport du maître dans la lignée duquel il s’inscrit ses recherches, il renforce son statut au sein du champ disciplinaire.

 

Après avoir omis de citer les noms de certains chercheurs et après avoir abondamment mis en avant les mérites de certains, Reiss attaque frontalement sa bête noire : l’anthropologie criminelle italienne. Son projet consiste à déconsidérer cette discipline et surtout à refuser qu’on assimile le champ anthropologico-criminel au champ criminalistique. Pour éviter tout empiètement sur le territoire de la police scientifique par les pontes italiens et maximiser son statut symbolique au sein du champ émergeant, il veille à mettre l’accent sur le caractère étanche des frontières séparant les deux disciplines.

 

Nature et finalité de la riposte italienne (1907)

 

La leçon inaugurale de Reiss que nous venons d’évoquer a mis en branle une polémique dont on aimerait présenter ici quelques aspects. Cette leçon a eu d’autant plus d’impact à l’époque qu’elle a reçu les honneurs d’une publication dans les Archives d’anthropologie criminelle, revue française spécialisée, dirigée par le célèbre médecin légiste Alexandre Lacassagne et renommée dans le monde des spécialistes du crime entre 1886 et 1914. Par le canal de la même revue, une réponse virulente arrive d’Italie en 1907 sous la plume d’un collaborateur de C. Lombroso et du fondateur de l’Ecole de police scientifique de Rome, Salvatore Ottolenghi . Ce savant s’oppose à l’historique de la discipline tel que l’a dressé Reiss dans sa leçon inaugurale ; il conteste vigoureusement le tableau des pères fondateurs que Reiss a établi et qui se caractérise par l’éviction complète et injustifiée des apports scientifiques de l’école italienne d’anthropologie criminelle et de tous les travaux qui s’inscrivent dans le sillage du maître C. Lombroso . L’enjeu majeur de cette polémique réside dans une question de priorité intellectuelle où chacun des deux savants tentent de définir son « maître » comme le fondateur incontournable de la criminalisitique ; dans le cas de Reiss, c’est A. Bertillon qui fait figure de père fondateur, tandis que dans le discours de S. Ottolenghi cette place est octroyée à C. Lombroso ainsi qu’à ses épigones compatriotes :

 

« Cesare Lombroso, le premier, a conçu la police scientifique : MM. Alongi, Anfosso, Rossi, etc., le suivirent dans cette voie ; mais personne encore n’avait pensé à l’appliquer pratiquement. Dans l’année 1896, j’ai le premier lancé un programme complet de police scientifique ; dans l’année 1897, j’ai professé le premier cours universitaire . »

 

Pour donner plus de poids à sa contre-attaque, on constate que S. Ottolenghi ancre son discours dans un espace-temps très précisément situé. Sa tactique consiste à faire parade de son parcours académique en détaillant les points forts de son curriculum vitae sous la forme d’une succession d’actes datés et institutionnellement localisés pour lui permettre de revendiquer un statut d’initiateur péremptoire. S’il concède à son maître Lombroso l’antériorité au niveau des idées et de la conception de la police scientifique, il revendique pour lui-même la priorité en ce qui concerne la mise en pratique et l’enseignement de cette discipline.

 

Le discours polémique du manuel de Rodolphe-Archibald Reiss (1911)

 

Le manuel de police scientifique que Reiss publie en 1911 joue indiscutablement sur deux plans : l’un que l’on qualifiera de didactique vise la transmission d’un savoir spécialisé, de techniques, et de procédures mis au point par les criminalistes pour traquer les criminels, le second, moins apparent et plus sporadique dans le corps de l’ouvrage, que l’on appellera agonistique œuvre à la majoration du capital symbolique de l’auteur et de la criminalistique parallèlement à la dévaluation de celui de ses concurrents et de l’anthropologie criminelle. L’analyse du manuel que nous proposons a pour but de mettre à jour le versant polémique du manuel et d’expliciter la nature des critiques adressées aux cibles visées par R.-A. Reiss.

 

Un pointage rapide dans l’index du manuel démontre sans conteste que Reiss est plus proche de l’école lyonnaise dirigée par A. Lacassagne et du Parisien A. Bertillon que de l’école italienne placée sous l’influence de C. Lombroso jusqu’en 1909, date de sa mort. Parmi les dix auteurs les plus cités par Reiss, huit sont de nationalité française. La part des savants italiens est réduite à la portion congrue dans ce manuel : 3 mentions pour Lombroso, 2 pour Ottolenghi, alors que Lacassagne et Bertillon voient leur nom cité respectivement 28 et 24 fois.

 

Outre l’index, la préface et l’introduction du manuel constituent des seuils paratextuels stratégiques où les enjeux symboliques et les adversaires de Reiss se dévoilent d’une façon évidente. L’introduction donne à nouveau l’occasion à Reiss de dresser une galerie des pères fondateurs de la discipline. Parmi le palmarès, on note encore l’éviction des savants italiens. Il cite 13 criminalistes de 7 nationalités et accorde la prédominance aux Français : 4 Français (Bertillon, Lacassagne, Locard, Balthazard), 2 Anglais (Galton et Henry), 2 Allemands (Windt et Popp), 2 Roumains (les frères Minovici), 1 Autrichien (Gross), 1 Belge (Stockis) et 1 Suisse (Reiss).

 

Il est incontestable que Reiss utilise avant tout son introduction comme une arme dirigée contre l’anthropologie criminelle italienne et ses partisans. Sa stratégie est double : il agit par omission dans un premier temps lorsqu’il écarte de sa liste des criminalistes praticiens les épigones de Lombroso ; dans un deuxième temps, il procède par attaque frontale. Il y discrédite les orientations impulsées par l’anthropologie criminelle, et plus spécifiquement par l’école italienne, dont le programme ne répond pas à sa manière d’envisager l’avenir de sa discipline. Reiss tente d’accroître le capital symbolique de la police scientifique et simultanément de dévaluer celui de l’anthropologie criminelle. Pour accomplir et justifier ce transfert symbolique de légitimité, il met en avant le critère de l’utilité. Il relègue ainsi l’anthropologie criminelle dans le domaine de la théorie dépourvue de toute application dans la pratique de l’enquête policière ou judiciaire. La comparaison qu’il établit entre les deux disciplines est univoque ; il y a d’un côté des recherches efficaces qui servent à la traque des criminels, d’un autre côté il y a des travaux dont l’intérêt est d’autant plus discutable qu’ils ne semblent pas même être issus d’une démarche solidement étayée :

 

« La police scientifique nous donne des notions pratiques pouvant être utilisées directement dans les recherches d’identité, de faux, d’assassinat, etc., en général, dans les recherches judiciaires ou policières. L’anthropologie criminelle, par contre, nous fournit des notions théoriques se basant encore souvent sur des statistiques d’une valeur douteuse, dont la possibilité d’application dans les enquêtes est minime, sinon nulle . »

 

Poursuivant son œuvre de sape, Reiss conteste la démarche de ces savants qui hantent uniquement les prisons et les asiles pour réaliser leurs enquêtes criminologiques. Une telle démarche ne saurait déboucher sur des connaissances pertinentes en ce qui concerne la psychologie et les habitudes des criminels. Reiss accuse ces scientifiques d’être dupes des témoignages qu’ils vont recueillir dans les pénitenciers. La faiblesse de leurs études proviendrait de la naïveté avec laquelle ils accepteraient tout ce que les détenus veulent bien leur révéler :

 

« Nous ne voulons pas nier qu’il y ait des sincères parmi les prisonniers, mais ce sont des criminels occasionnels ; la presque totalité des récidivistes sont des simulateurs. Si l’on veut connaître ceux-ci, il ne faut pas les interroger officiellement dans les prisons comme de petits écoliers, il faut aller les observer chez eux, dans leurs bouges, dans leurs bals, etc., il faut parler avec eux leur argot, et il ne faut pas vouloir leur imposer par une mine grave de circonstance et par de petits instruments pour mesurer la sensibilité de leur peau, etc . »

 

Reiss conteste également la thèse de Lombroso suivant laquelle les criminels seraient caractérisés par une insensibilité à la douleur plus élevée que la moyenne des honnêtes gens. Il soutient en effet que l’on observe une insensibilité à la douleur et une rapidité de cicatrisation des blessures identiques chez de nombreux paysans et qu’il est par conséquent infondé de regarder ces phénomènes comme des stigmates de la dégénérescence propre à la criminalité. Aux yeux de Reiss, il ne s’agit de pas de faire appel, pour comprendre cet aspect, à une explication de type biologique, mais bien plutôt à une explication sociologique :

 

« Ces phénomènes ne proviendraient-ils pas plutôt du genre de vie et des habitudes, que d’une constitution corporelle anormale ? Nous voyons une preuve à l’appui de cette dernière hypothèse dans le fait que des criminels appartenant à la haute pègre et exerçant des spécialités, comme les vols d’hôtels, l’escroquerie dans ses différents variétés, etc. et qui mènent à peu près le genre de vie des hommes d’affaires honnêtes, sentent autant la douleur que nous et soignent leurs blessures comme nous, blessures qui guérissent aussi difficilement ou aussi facilement que les nôtres. Et pourtant ces voleurs de la haute pègre sont aussi des criminels pareils à ceux de la basse pègre . »

 

Le remaniement des frontières disciplinaires

 

Reiss tente non seulement de valoriser une discipline tout en en dévalorisant une autre, mais il essaie aussi de modifier leurs frontières respectives en insistant à l’envi sur le fait que la police scientifique doit s’émanciper de l’emprise de l’anthropologie criminelle. Il s’agit ici d’accroître l’autonomie de sa discipline qui s’est développée pendant plus de vingt ans dans le giron tant de l’anthropologie criminelle que de la médecine légale : « On a essayé, au commencement, d’incorporer la police scientifique ou technique (personnellement nous préférons la dénomination : police technique) dans l’anthropologie criminelle. Mais bientôt elle a su se libérer de cette tutelle et se créer une place indépendante parmi les branches de l’activité humaine . » Les revues dans lesquelles Reiss publie ses premiers travaux scientifiques démontrent clairement que la police scientifique est encore inféodée et n’a pas accédé au statut légitime de discipline scientifique à part entière. De 1900 à 1904, ce sont ainsi des revues de médecine et de photographie qui accueillent la majorité des travaux de Reiss . Quant au maître de Reiss, A. Bertillon, il est aussi contraint de franchir les frontières de sa discipline pour publier au début des années 1880 ses premiers travaux consacrés à l’identification des récidivistes ; c’est par exemple une revue de démographie qui accueille ses recherches anthropométriques et signalétiques. De surcroît, c’est au sein des congrès d’anthropologie criminelle et de savants davantage intéressés par la criminologie que par les aspects criminalistiques que Bertillon est amené à prendre la parole pour exposer les mérites des techniques d’identification qu’il met au point et applique à la Préfecture de police de Paris . Le manuel que Reiss publie en 1911 contribue non seulement à l’affermissement de son statut personnel ainsi qu’à celui de l’Institut qu’il dirige à l’Université de Lausanne, mais il accroît aussi le prestige, la visibilité et l’autonomie de la discipline en général.

 

La valorisation des travaux et des idées de Lacassagne au sein du manuel

 

Reiss n’utilise pas seulement son manuel pour discréditer çà et là l’école italienne en dénigrant ses méthodes et ses résultats, il l’emploie aussi pour valoriser les adversaires du courant lombrosien et vanter surtout les travaux des savants lyonnais et parisiens. Reiss émaille en effet son texte de qualifications dithyrambiques à l’endroit de la personne et des travaux du médecin légiste lyonnais, A. Lacassagne. Les citations suivantes indiquent sans ambiguïté l’influence lyonnaise sur la pensée de Reiss : « sa magistrale étude », « son étude très intéressante et très documentée », « sa remarquable étude sur la peine de mort », « le maître lyonnais a parfaitement raison », « Lacassagne qui, avec son école lyonnaise, s’est occupé tout spécialement de l’identification par tatouages et a fourni ainsi les documents les plus précieux sur ce sujet », « nous renvoyons aux excellents précis de médecine légale de Lacassagne et de Vuibert », « Lacassagne possède, par exemple, dans son remarquable musée de médecine légale et d’anthropologie criminelle […] ».

 

A côté de ces éloges ponctuels, Reiss exprime parfois de façon plus détaillée en quoi sa pensée se rapproche de celle de Lacassagne. Ils partagent par exemple une vision plus sociologique que biologique ou anatomique du criminel. Dans la partie plus criminologique de son manuel où il dresse une sorte « d’histoire naturelle » des criminels, Reiss s’étend par exemple davantage sur leurs conditions de vie que sur de prétendues anomalies ou stigmates physiques. Reiss partage également le point de vue radical de Lacassagne en ce qui concerne le type de pénalité à appliquer à certains types de criminels. Les deux auteurs considèrent ainsi que la manière douce n’est pas la méthode adéquate pour obtenir de bons résultats ; pour les récidivistes, peu importe leur âge, l’usage de la violence est recommandé sans ambages. Reiss en vient même à déplorer le fait que les châtiments corporels déclinent de plus en plus :

 

« Nous n’entendons pas recommander l’usage régulier du passage à tabac par les agents de police : cela pourrait provoquer des abus. Mais ce que nous souhaitons, dans l’intérêt de la sécurité publique, c’est le rétablissement des peines corporelles appliquées avec méthode et sous un contrôle sérieux. Lacassagne et d’autres autorités en matière criminelle (Naecke de Hubertusburg par exemple) préconisent ce genre de peine. Lacassagne dit à ce sujet dans sa remarquable étude sur la peine de mort : « Les châtiments corporels seuls sont efficaces pour les criminels professionnels ». Notre propre expérience nous a démontré que le maître lyonnais a parfaitement raison et que, notamment, la criminalité juvénile, peut-être plus que par la création de tribunaux spéciaux pour enfants, pourra être combattue, avec succès, par la simple application du fouet . » Autre point de convergence entre Reiss et le chef de file de l’école médico-légale lyonnaise : l’interprétation du tatouage criminel. Cet objet d’études donne lieu dans les années 1880-1914 à une polémique qui fait rage dans de nombreux pays européens, mais principalement en France et en Italie . Les écoles de ces deux pays n’interprètent pas de la même façon le tatouage. Tandis que Lombroso le considère comme le signe manifeste de l’atavisme propre aux criminels, Lacassagne estime qu’il relève davantage des conditions dans lesquelles sont confinés les détenus (isolement carcéral, ennui, esprit d’imitation). Pour les uns, le tatouage indique un état d’arriération caractéristique des sauvages auxquels sont assimilés les criminels, pour les autres, il est le produit direct de la prison. L’angle d’approche du phénomène diffère radicalement entre les deux écoles : les Italiens analysent le tatouage comme un symptôme de criminalité, alors que les Français l’étudient, depuis les travaux d’Ambroise Tardieu dans les années 1850, dans une perspective signalétique qui vise à l’exploiter comme une marque particulière. Les études des médecins légistes français cherchent surtout à déterminer le potentiel du tatouage à des fins d’identification. Ils essaient de savoir si le tatouage est permanent ou s’il est susceptible de s’effacer complètement au fil des années. Cette question est d’autant plus centrale à leurs yeux que la valeur signalétique du tatouage n’est utilisable que si les recherches parviennent à démontrer que les colorants employés sont indélébiles. Les recherches italiennes sur le tatouage sont plus problématiques en ce sens qu’un biais considérable leur fait perdre de leur fiabilité : ces chercheurs n’ont malheureusement étudié le tatouage qu’au sein du monde criminel. Ils n’ont pas cherché de tatoués hors des enceintes pénitentiaires, asilaires ou hors des maisons closes. Comment dès lors soutenir sérieusement que le tatouage est un stigmate propre aux criminels ? Du moment que l’on ne se livre pas à une étude complémentaire sur un échantillon d’honnêtes gens, l’assimilation du tatouage au criminel devient une banale évidence qui n’a pas la solidité d’une démonstration solidement étayée et irrécusable. Dans le chapitre qu’il consacre au tatouage, Reiss mentionne les interprétations du courant lombrosien et celles de Lacassagne tout en prenant clairement position pour celui-ci . Il refuse de considérer le tatouage comme un stigmate atavique propre aux criminels et aux sauvages et insiste sur le fait qu’on le trouve aussi sur le corps de matelots, d’ouvriers et même d’officiers de marine. Pour expliquer la fréquence élevée du tatouage parmi la population criminelle, il met en avant un facteur sociologique : l’esprit d’imitation. Reprenant à son compte l’essentiel des découvertes réalisées par l’école française, Reiss évoque surtout les aspects signalétiques du tatouage d’après les travaux de Tardieu, Hutin, Lacassagne et Locard. Le fait que Reiss ne consacre que quelques phrases très générales à la présentation du point de vue Lombroso sur le sujet, démontre à nouveau le peu d’importance qu’il accorde aux théories ataviques. Développant surtout les aspects du tatouage liés à l’identification (effacement spontané, indices sur la nationalité et la profession des tatoués à partir des inscriptions et des motifs tatoués), l’orientation générale de ce chapitre démontre à quel point Reiss s’inscrit dans la tradition criminologique française, même s’il mentionne aussi brièvement des sources italiennes (Lombroso, di Blasio et Ottolenghi).

 

Les éloges et les attaques dans les articles de vulgarisation (1922)

 

Même si R.-A. Reiss donne sa démission de professeur de l’Université de Lausanne en 1919 pour se fixer définitivement à Belgrade où il organise la police au Ministère de l’Intérieur, il continue à publier des articles de criminalistique à destination notamment du grand public. En examinant cette production tardive qui a paru dans le journal de Belgrade, Politika, à partir de 1922, nous pourrons déterminer si la position de Reiss a évolué ou si elle est restée stable. Le tableau des pères fondateurs évolue-t-il sous la plume de Reiss entre sa leçon inaugurale de 1906, son manuel de 1911 et ses articles de vulgarisation des années 1920 ? Insiste-t-il toujours autant sur la place et les innovations de son maître Alphonse Bertillon ? Attaque-t-il encore avec autant de virulence l’école italienne d’anthropologie criminelle ? Dès 1903, Reiss se plaçait ouvertement et respectueusement sous le patronage et dans le sillage d’A. Bertillon en lui dédiant son manuel de photographie judiciaire. Vingt ans plus tard, l’hommage du disciple suisse à son défunt maître français est toujours aussi appuyé et manifeste. Dans cette série d’articles de vulgarisation, le nom du savant français vient en premier sous la plume de Reiss. Celui-ci lui accorde toujours la place d’honneur, celle du père fondateur de la police scientifique, et insiste sur la valeur des méthodes d’identification qu’il a mises au point et que les nations se sont empressées d’adopter : « Avec l’apparition du bertillonage, officiellement introduit dans la police française en 1889, la pierre angulaire de la police scientifique était posée. Bertillon est donc le vrai fondateur de la police scientifique ou technique . » Déjà dans son manuel de photographie de 1903, Reiss n’est pas avare de propos laudatifs à l’endroit de celui qui l’a initié aux procédures signalétiques : « Le système de M. A. Bertillon, connu sous le nom d’anthropométrie signalétique, est le produit d’un long et patient travail, et c’est à M. Bertillon seul que reviennent l’honneur et le mérite d’avoir doté l’humanité d’un mode d’identification ayant donné, dès sa création, des résultats tels que presque tous les gouvernements l’ont introduit dans leurs pays . » Eloge que Reiss reprend presque sans changer une virgule dans ses articles de vulgarisation des années 1920. Dans son tableau des pères fondateurs, Reiss ne réserve aucune place à C. Lombroso, ni d’ailleurs à aucun savant italien. Sa stratégie consiste à valoriser le plus possible les apports d’A. Bertillon : en agissant de la sorte il accroît son capital symbolique dans le champ puisqu’il ne cesse d’insister sur la proximité qui les liait. Plus le disciple inscrit son maître dans le panthéon de la discipline, plus le disciple qui se proclame le plus proche des fidèles récupère l’aura symbolique qu’il a contribué à édifier : « Bertillon fut suivi dans ses efforts […] par quelques criminalistes clairvoyants comme Lacassagne, Vucetich, Gross et moi-même qui ai eu l’honneur d’être d’abord l’élève et ensuite l’ami et le collaborateur intime de Bertillon . » Si Reiss réaffirme sa filiation avec A. Bertillon en revendiquant une place privilégiée dans la succession du maître, il relève toutefois un point positif dans l’œuvre de C. Lombroso : grâce au savant italien, le criminel, autrefois négligé, est entré dans le champ d’observation des spécialistes du crime. Mais l’éloge tempéré de Reiss vient tardivement, et seulement lorsque les théories lombrosiennes ont perdu presque tout crédit auprès des cercles savants et qu’elles ne risquent plus de porter ombrage à la police scientifique : « Le criminel-né de Lombroso a fait son temps et, disons-le, a rempli largement son rôle en attirant l’attention du monde sur le problème criminel jusqu’alors passablement négligé. Aujourd’hui, le criminaliste praticien sérieux sait que, en dehors de quelques véritables fous, le criminel n’est pas plus anormal qu’une foule d’autres gens considérés comme honnêtes – l’homme tout à fait normal est une exception – et qu’il est le produit de son milieu, le mot milieu pris dans son sens le plus large : social, moral, climatérique, etc. » Désormais, Reiss, négligeant l’anthropologie criminelle en perte de vitesse et de crédit, dirige l’essentiel de ses attaques les plus cinglantes sur le personnel des services de police qui réchignent à intégrer dans leurs pratiques quotidiennes les acquis de la police scientifique. Sa série d’articles de vulgarisation se termine sur un long développement où il laisse entendre que la révolution opérée par l’introduction de la criminalistique dans les enquêtes ne s’est pas faite sans créer d’âpres tensions entre des corps de métier différents et entre la génération montante et celle plus âgée, critiquée pour son immobilisme et son refus de l’innovation : « Les débuts de la police nouvelle n’étaient pas faciles. Il fallait vaincre la routine, les vieilles habitudes, la résistance aussi des juristes vieux style qui pensaient pouvoir tout enfermer dans des paragraphes. La police était à réformer de fond en comble suivant ces nouvelles méthodes et les vieux routiniers à la façon de Vidocq ne voyaient pas d’un œil bienveillant cette irruption dans leurs bureaux vieux style et remplis de cartons poussiéreux de gens en blouse maniant l’appareil photographique, le microscope, le scalpel et se servant couramment de l’éprouvette du chimiste pour déterminer la nature d’un corps. Mais nous avons réussi. Le juge moderne se sert largement de son auxiliaire, le policier technique. Les laboratoires de Paris et de Lausanne, les premiers de ce genre, ont fait école. En France, en Suisse, nul grand procès ne se juge sans qu’il y ait à la barre, comme expert technique, un Bertillon, qui malheureusement est mort trop tôt, un Locard, un Lacassagne, un Bischoff et, dans le temps, moi-même . » Pour donner un tour saisissant à sa revue historique du développement de la police scientifique, Reiss n’hésite pas à adopter un ton volontiers emphatique qui fonctionne sur le procédé de l’opposition chromatique et générationnelle (lumière versus obscurité ; poussiéreux et vieux versus nouveau et jeune), ce qui donne l’impression d’assister à une nouvelle représentation du combat des Lumières contre l’obscurantisme et accentue d’autant plus le mérite des promoteurs de la police scientifique, qui bénéficient symboliquement de ce processus d’héroïsation : « Ainsi la police scientifique ou technique a fini par embrasser toutes les branches de la police judiciaire. Ce fait a provoqué une vraie petite révolution dans ce rouage important de la vie publique. C’était la condamnation de la vieille routine policière, où des laboratoires clairs remplaçaient les pièces sombres remplies de cartons poussiéreux et… inutiles. Certes pour nous autres, qui avons livré les premiers combats contre la sacro-sainte Routine et contre les policiers de la vieille école, l’effort était rude, mais, aidés de jeunes spécialistes tels que Locard, Balthazard et d’autres, nous avons fini par triompher . » On retrouve à nouveau l’éviction de la contribution italienne au développement de la criminalistique et l’insistance de Reiss sur l’importance des savants français et suisses. Même si l’entrée de la criminalistique dans les corps de police a généré sans le moindre doute des résistances de la vieille garde, ne perdons pas de vue que le tableau à charge que Reiss fait ici ne s’embarrasse pas de nuances. Pour se faire passer pour révolutionnaire rien de plus efficace que de dresser en face de soi des figures de contre-révolutionnaires. Cette attaque de l’ancienne police et cette valorisation de la nouvelle police technicienne renouvellent le discours polémique de Reiss. La querelle qui mettait aux prises l’anthropologie criminelle et la police scientifique cède la place à une polémique opposant la routine policière et la novation technicienne. Le réquisitoire dressé par Reiss à l’endroit des corps de police doit cependant être atténué car l’opposition aux nouvelles méthodes n’a pas été aussi systématique. Certes, on sait qu’A. Bertillon a d’abord été pris pour un fou lorsqu’il a présenté à sa hiérarchie ses projets de mensurations osseuses pour détecter les récidivistes et qu’il a dû patienter et attendre la nomination d’un préfet plus ouvert pour appliquer ses procédés anthropométriques. Il n’en demeure pas moins que des gendarmes ou des agents de la Sûreté vaudoise qui ont reçu, au cours de leur formation de base, une initiation à la criminalistique par R.-A. Reiss dans les années 1910, ont exprimé leur enthousiasme et leur reconnaissance pour cet universitaire et les méthodes qu’il développait. Les propos élogieux du gendarme vaudois Camille Geneux permettent de corriger le tableau sans nuances de Reiss : « Les recrues de 1912 dont je faisais partie gardent un souvenir impérissable des cours scientifiques que nous donnait le professeur Reiss. Certains de ces cours intéressaient davantage la police de Sûreté que la gendarmerie, mais il est cependant nécessaire que les gendarmes aient connaissance de tous ces procédés. […] Des leçons très intéressantes dont le vocabulaire était ardu pour nous furent celles données par le professeur Reiss sur le portrait parlé, les empreintes, la projection des preuves, les signalements, etc . » Le témoignage de l’inspecteur lausannois Marius Augsburger à propos de la diffusion du portrait parlé mis au point par Bertillon et diffusé en Suisse romande par son élève Reiss au début du XXe siècle laisse aussi à penser que l’opposition entre la nouvelle et l’ancienne police n’est pas aussi tranchée que les propos de Reiss le suggèrent, même si l’intégration des nouvelles techniques dans les corps de police ne s’est pas faite instantanément : « Au début du siècle, M. Alphonse Bertillon, chef du Service de l’identité judiciaire de la Préfecture de police de Paris, inventait une méthode de description signalétique précise et complète. Cette méthode était professée dans notre ville avec succès par M. R.-A. Reiss, qui détenait la chaire de « Police scientifique » à l’Université de Lausanne. Avec l’autorisation de son auteur, M. Reiss fit paraître une sorte de manuel intitulé : Le portrait parlé. Cette brochure, destinée à accompagner le policier dans toutes ses pérégrinations, fit sensation. Elle était illustrée des mains mêmes de son auteur d’une manière schématique et fort utile dans la pratique. Elle fit ses preuves dans bien des cas extrêmement malaisés à démêler, et rendit d’incomparables services à la Sûreté. M. le professeur Bischoff, digne sucesseur de M. R.-A. Reiss, actuel directeur de l’Institut de police scientifique, s’inspire encore de cette méthode dont il vante les mérites. En 1905, le portrait parlé venait de paraître. Je ne le connaissais pas encore et pourtant, comme M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, j’appliquai cette méthode d’instinct . »

 

Conclusions : les cibles visées par R.-A. Reiss et l’évolution des frontières disciplinaires

 

L’étude des divers discours du criminaliste suisse R.-A. Reiss nous a permis de mettre en évidence deux conceptions divergentes de la police scientifique : l’une ancrée dans le terreau de l’anthropologie criminelle, la seconde plongeant ses racines dans l’analyse des traces. En proposant de considérer l’analyse des taches, des traces et des empreintes comme le socle de la police scientifique, Reiss écarte stratégiquement la quasi-totalité de l’œuvre ébauchée dans le sillage de C. Lombroso par l’école italienne d’anthropologie criminelle. Sa stratégie consiste à redessiner à son profit les frontières de la police scientifique en passant sous silence ou en déconsidérant les objets, les méthodes et les résultats de ces savants italiens. Dans son esprit, la police scientifique a tout à gagner en divorçant de cette anthropologie criminelle, puisque ses partisans, notamment S. Ottolenghi, essaient d’annexer à leur profit le territoire émergeant de la criminalistique en l’immobilisant dans des recherches stériles fondées sur l’analyse des aspects anatomiques et biologiques des criminels. De surcroît, si Reiss insiste tant sur la nécessité de soustraire la police scientifique à la tutelle de l’anthropologie criminelle, c’est parce qu’il vise non seulement à octroyer un surcroît d’autonomie à sa discipline, mais aussi parce qu’il désire accroître son statut et sa visibilité par rapport à ses concurrents. En effet, s’il réussit à scinder ces deux disciplines, il aura moins à subir le poids symbolique des savants qui ont une place dominante au sein du champ de l’anthropologie criminelle. Il lui sera plus facile d’apparaître comme un « dominant » au sein du champ de la police scientifique et il pourra d’autant plus aisément y imposer sa pratique, ses méthodes et ses thèmes de recherche comme la norme à imiter. Il dessinerait ainsi l’avenir de sa discipline.

 

Nous avons montré que Reiss a utilisé son manuel à l’instar d’une arme symbolique, mais, dans le cadre de cette courte enquête, nous n’avons pu présenter que sa cible la plus évidente. A l’avenir, il faudrait mettre en avant les autres acteurs qui sont visés dans son manuel, car l’école italienne n’est pas seule à subir les attaques de Reiss. Il vise aussi certains journalistes à qui il reproche de colporter des histoires criminelles sans fondement simplement pour attirer le chaland friand de sensationnel. Le traitement qu’il réserve à l’ancienne police et aux juristes vieux style accusés de baigner dans la routine et la paperasse poussiéreuse n’est pas plus tendre. Quant aux vulgarisateurs qui publient des ouvrages de police scientifique sans être personnellement des praticiens, Reiss n’a que mépris pour eux : « Le présent ouvrage est fait par un praticien à l’usage des praticiens. Nous nous permettons d’insister sur ce point parce qu’il a paru, à plusieurs reprises, dans le domaine de la police scientifique, des ouvrages qui n’étaient que de simples compilations de vulgarisateurs n’ayant jamais fait de leur vie la moindre expertise . » En analysant les modalités et les enjeux personnels et disciplinaires de cette stratégie discursive, nous avons aussi précisé les points sur lesquels la pensée et les recherches de Reiss recoupent une partie du cahier des charges mis en chantier par A. Lacassagne et A. Bertillon et expliqué en revanche la distance qui le sépare d’un Lombroso et des théories émises par l’anthropologie criminelle italienne. A celles-ci, il reproche surtout de n’être d’aucune utilité pratique dans le déroulement d’une enquête. Si Reiss estime que les criminalistes doivent analyser les criminels, il considère néanmoins qu’il ne s’agit pas d’étudier leur morphologie ou leur anatomie dans l’espoir d’en dégager une spécificité criminogène, mais qu’il convient d’étudier le milieu dans lequel ils évoluent, les mœurs qui sont les leurs et les habitudes qui les caractérisent. Le pan criminologique des travaux de Reiss rejoint pour l’essentiel celui de l’école médico-légale lyonnaise. L’analyse des documents iconographiques contenus dans le manuel de Reiss confirmerait encore à quel point Reiss s’écarte de la démarche lombrosienne. Parmi les 149 figures (essentiellement des photographies et quelques schémas), on constate que les représentations de traces d’effraction, d’empreintes digitales ou d’armes sont nettement plus nombreuses que les images de criminels. On ne trouve pas ici de galeries de portraits de criminels telles qu’elles foisonnaient quelques décennies plutôt dans l’Atlas confectionné par Lombroso comme supplément iconographique à L’homme criminel. L’évolution du type d’images exploitées dans ces deux ouvrages témoigne clairement de la distance qui sépare non seulement Lombroso et Reiss, mais elle indique aussi clairement le passage d’un ancien paradigme centré sur le repérage de stigmates anatomiques à un nouveau paradigme axé sur les traces, les taches et les empreintes, et qui envisage le criminel désormais sous l’angle de l’individuel et non du typique. Le manuel de Reiss, qui synthétise surtout les recherches basées sur l’identification et la signalétique, incarne parfaitement cette révolution scientifique qui se déroule dans le milieu des experts du crime au début du XXe siècle.



23/12/2011

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