Anthropométrie - congrès de Genève 1896 - Bertillon
L’anthropométrie au quatrième congrès d’anthropologie criminelle, Genève (1896), Alphonse Bertillon
Résultats obtenus par l’anthropométrie au point de vue de la criminalité. Quelles sont les lacunes à combler ? – Rapport présenté par M. A. Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire à Paris.
Les procédés d’identification anthropométrique, imaginés par nous en 1879, furent appliqués dès l’année 1882 dans les locaux de la Préfecture de police.
Quelques années après, en 1888, M. Lépine, alors secrétaire général, présentait à la signature de M. Bourgeois, préfet de police, les arrêtés constituant le nouveau service, qui depuis cette époque a toujours régulièrement fonctionné et n’a pas tardé à prendre une extension considérable.
Il ne nous paraît pas inutile, bien que les méthodes anthropométriques aient été depuis cette époque l’objet de nombreuses discussions en France et à l’étranger, de rappeler en quelques mots les résultats obtenus depuis la création du système.
Il ressort des statistiques du service central de Paris que dans le courant des dix dernières années l’application des méthodes anthropométriques à la recherche de l’identité des malfaiteurs a permis de reconnaître 4364 faux états civils. La certitude d’être reconnus anthropométriquement a de plus amené 3800 malfaiteurs qui s’étaient donné de faux noms à reconnaître leur supercherie et avouer leur véritable état civil au moment de la mensuration.
Dès le 7 mars 1887, une circulaire de M. le Ministre de l’Intérieur prescrivait d’autre part l’application du système dans les prisons départementales. Un double de chacun des signalements anthropométriques ainsi relevés est envoyé au service central et classé par les soins de ce dernier.
Sur la demande des Parquets, les individus détenus peuvent être ainsi l’objet d’une demande de vérification d’identité, pour le cas où l’inculpé précédemment condamné dans un autre département aurait changé de nom.
Le nombre des reconnaissances effectuées à la suite de demandes de vérification émanant des Parquets de province a suivi une progression constante. Depuis l’année 1888, époque des premières recherches de cette nature, jusqu’à l’année actuelle, le nombre des reconnaissances s’est élevé, comme l’indique le tableau ci-après, de 10% à 23,5% du nombre total des demandes de recherches.
Cette proportion s’est accrue notamment d’une façon importante depuis la fondation au Service central (octobre 1893) d’une école de gardiens de prisons qui verse chaque année dans le personnel pénitentiaire de France une cinquantaine de gardiens au courant des pratiques de l’anthropométrie.
Années |
Nombre total de demandes |
Nombre de reconnaissances faites |
% |
Observations |
1888 |
119 |
12 |
10,0 |
|
1889 |
227 |
24 |
10,5 |
|
1890 |
269 |
27 |
10,0 |
|
1891 |
348 |
42 |
12,0 |
|
1892 |
466 |
65 |
13,9 |
|
1893 |
513 |
65 |
12,6 |
Création en oct. 93 d’une Ecole de gardiens |
1894 |
665 |
133 |
20,0 |
|
1895 |
652 |
151 |
23,5 |
L’application en France de la méthode anthropométrique à la recherche de l’identité individuelle a eu d’autre part comme résultat d’amener une diminution considérable dans le chiffre des arrestations de pick-pockets internationaux. Sûrs désormais d’être reconnus à chacune de leurs arrestations et condamnés en conséquence, ces malfaiteurs ont préféré transporter dans d’autres pays, moins armés pour se défendre contre leurs déprédations, l’exercice de leurs talents. Il est à craindre malheureusement que cette disparition, presque complète en France, d’une dangereuse catégorie de récidivistes ne soit que momentanée.
L’anthropométrie se répand, en effet, de plus en plus parmi les diverses nations du monde civilisé qui n’ont pas tardé à reconnaître en elle un puissant auxiliaire pour la répression du crime ou du délit d’habitude.
Depuis la vulgarisation des résultats obtenus : le Service central a reçu la visite de savants de tous les pays, désireux d’en étudier le fonctionnement et les avantages.
C’est ainsi que MM. Dunant, Guillaume, Le Royer, Bedot, de Genève, Mac Claughry de Chicago ; von Sury de Bâle ; Nicolas Troïnitsky de Saint-Pétersbourg ; Dr Minovici de Bucarest ; Spearmann, C. Stuart Woodley et C. Howard Vincent en Angleterre ; Voormolen, Pr. van den Hoeven et van Hamel en Hollande ; Buschan et Hulessem en Allemagne ; Dr Daae en Norvège ; Dr Soren Hausen en Danemark ; de Rengis et Bodio en Italie et bien d’autres encore que nous regrettons de ne pouvoir citer venaient successivement visiter le Service central de Paris.
Grâce aux études de ces savants et aux efforts de nombre de leurs compatriotes, le système anthropométrique est actuellement employé dans presque tous les pays civilisés.
S’il n’a pas encore pris dans tous les pays une place prépondérante, du moins les nations qui n’en font aucunement usage sont actuellement en petit nombre. En Europe, notamment, l’Italie, la Belgique et la Turquie sont, à notre connaissance, les seules qui à l’heure actuelle ne l’aient pas encore introduit chez elles. Toutes les autres nations européennes l’utilisent sur une plus ou moins grande échelle.
Cette généralisation de l’anthropométrie s’est traduite immédiatement par des demandes de vérification d’identité de jour en jour plus nombreuses adressées de l’étranger au Service central de Paris. Ce dernier a pu ainsi répondre depuis l’année 1893 à des demandes émanant de Genève, de Hambourg, de Berne, de Chicago, etc.
DESIDERATA
La plupart des nations ont adopté sans modification le système anthropométrique tel qu’il fonctionne à Paris.
Sans vouloir critiquer outre mesure les modifications apportées à son fonctionnement dans les pays qui l’ont adopté, il nous semble regrettable que l’on ait cru devoir, en Angleterre, négliger les mesures de l’oreille droite, du buste et de l’auriculaire gauche qui, indépendamment de leur utilité sous le rapport de la classification, présenteraient à notre sens, au point de vue des études anthropologiques et ethnographiques, un grand intérêt.
Par contre, dans certaines localités, à Hambourg notamment, les mesures du côté gauche ont été complétées bien inutilement par celles des parties homolgues du côté droit.
Par suite de la centralisation à Paris des signalements de province, le nombre des fiches soumises au classement s’est accru dans des proportions considérables depuis quelques années (70000 fiches par an environ pour la province seule). Il pouvait dès lors être utile d’ajouter, en vue de l’extension probable de la classification, de nouvelles mesures à celles déjà relevées.
Depuis l’année 1895, les indications portées sur les fiches de Paris se sont accrues du diamètre bizygomatique. Ces fiches portent, en outre, depuis la même époque les empreintes digitales de la troisième phalange, des pouce, index, médius et annulaire droits.
En usage en Angleterre depuis quelques années déjà, ces modifications au signalement anthropométrique ont été, sur nos conseils, introduites presque immédiatement en Allemagne et aux Etats-Unis, ainsi qu’en Algérie et en Tunisie.
La principale innovation qui ait été apportée depuis sa fondation au système anthropométrique consiste dans l’adjonction aux mensurations du signalement complet du sujet, dans tous les cas où la photographie n’est pas jugée indispensable.
Basé sur l’analyse minutieuse de la physionomie humaine, ce signalement permet de décrire les nuances, les formes et les dimensions de celles des parties de l’individu qui sont à la fois les plus apparentes et les moins susceptibles de variation lorsque l’individu avance en âge.
Des expériences faites au Dépôt près la Préfecture de police et à la prison de la santé, tant par les agents du Service central que par les inspecteurs des brigades de recherches, ont démontré l’exactitude et l’utilité du nouveau procédé. C’est ainsi qu’il a été possible de retrouver au milieu de plus de cent détenus, défigurés cependant par l’uniforme pénitentiaire, des individus dont le signalement, le portrait parlé avait été rédigé hors de la présence du sujet, sur sa photographie prise lorsque, simple prévenu, il avait encore barbe, cheveux et habit de ville. L’essai a été concluant, aussi bien sous le rapport de la certitude des résultats que sous celui de la rapidité de la recherche. En sorte que nous sommes fondés à dire que ce mode opératoire, quand il ne remplace pas la photographie, lui vient néanmoins en aide de la façon la plus efficace puisqu’il permet de reconnaître le sujet malgré les changements que peuvent entraîner la perte des dents, les différences de coupe de la barbe et des cheveux, etc.
L’intérêt de ce nouveau signalement ne nous paraît pas moindre au point de vue de l’anthropologie criminelle en ce qu’il permettra, lorsqu’un nombre suffisant de sujets auront été étudiés par ce procédé, de reconnaître la fréquence des malformations ou des anomalies du visage chez les divers individus, ainsi que la concomitance de ces anomalies avec leurs penchants individuels.
La photographie judiciaire n’est pas non plus restée stationnaire et de nombreuses améliorations ont été introduites, depuis quelques années, dans les méthodes en usage. Actuellement, le sujet est photographié de face et de profil au moyen d’appareils séparés.
Il importe pour avoir des épreuves comparables entre elles lorsqu’un même individu revient à plusieurs années d’intervalle, d’adopter, avec une réduction uniforme, un mode de repérage donnant au sujet une position toujours identique à elle-même. La réduction adoptée à Paris est du septième de la grandeur naturelle. La fixité de position s’obtient en repérant au centre de l’objectif l’angle externe de l’œil droit du sujet, supposé placé de profil absolu, et en maintenant la ligne idéale qui passe par cet angle externe et le sommet du tragus sous une inclinaison de quinze degrés avec l’horizontale. Des expériences répétées ont prouvé que cette inclinaison correspond à la moyenne des cas où l’homme, placé dans la position du soldat sans armes, regarde horizontalement devant lui.
Grâce à ces modifications, la photographie judiciaire a atteint un degré de précision suffisant pour qu’il ait été possible de supprimer entièrement à Paris la mensuration des femmes qui avait pu offrir certaines difficultés et prêter à quelques critiques. Actuellement, cette mensuration est remplacée par la prise, sur le cliché photographique, d’un certain nombre de dimensions du visage. Cette opération se fait avec toute la précision désirable.
Nous croyons donc qu’il serait utile de substituer le procédé photographique en usage dans notre service au mode opératoire qui consiste à prendre à la fois sur une même plaque la face du sujet et son profil reflété dans une glace, ainsi qu’il est d’usage en Angleterre, en Allemagne et en Autriche.
L’uniformité de la position et dans la réduction permettrait, en effet, d’utiliser des photographies de cette nature aux recherches d’anthropologie criminelle et d’ethnologie[1].
[1] Alphonse BERTILLON, « Résultats obtenus par l’anthropométrie au point de vue de la criminalité. Quelles sont les lacunes à combler ? – Rapport présenté par M. A. Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire à Paris au quatrième congrès d’anthropologie criminelle (Genève) », in Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie normale et pathologique, t. XI, 1896, pp. 592-596.
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